CHAPITRE IV
VLAN !
— Qu’est-ce vous me regardez comme ça ? roucoule la Bérurière, toujours prête à se laisser escalader le mont de Vénus et à accorder ses faveurs au premier de cordée.
Une seconde goutte s’abat sur son front pur purin. On dirait qu’elle vient d’effacer une bastos dans le promontoire. Un effet saisissant, mes tendresses. Comme précédemment, le cétacé essuie sa vitrine. Pour le coup, le gars bibi lève sa loupiote afin d’inspecter les « zenlairs ». Le faisceau fureteur et blême capte soudain une vision fugitive qui ferait se dresser les cheveux d’une statue de marbre représentant Yul Brynner dans le rôle d’une boule d’escalier de verre.
Entre l’arche et la culée du pont il y a un espace triangulaire, noir comme la nuit où les spéléologues oublièrent leurs mazda au vestiaire de la grotte. Sortant de l’ombre, mes chères chéries, un bras !
De femme !
Blanc nacré. Inerte. Un ruisselet de sang s’y tortille comme un serpent rouge. Parvenu à l’extrémité des doigts, il goutte.
Je prends du recul pour mieux voir. Ma lumière flageolante tire des ténèbres une mince silhouette. Je découvre une robe bleue, une veste en lapin ennobli, une chevelure blonde.
Qu’est-ce que vous pariez qu’il est désormais orphelin, le petit Antoine ?
Ses vieux sont cannés drôlement.
Pour l’instant il ne moufte pas. Faut croire qu’il se sent confortable entre les brandillons de Berthe. Il est vrai que sur des traversins pareils on peut se prélasser à loisir.
— Elle est morte ? bredouille la femme Bérurier.
Je file ma loupiote à la clocharde.
— Faites-moi clair, la mère, je vais aux renseignements.
Là-dessus je pose le pied sur la saillie de pierre de la culée d’arc-boutant. Sans effort je me coule dans la sombre niche. Les pieds de Mme Kelloustik sont appuyés contre la tête proéminente d’un énorme rivet. Elle a quitté ses chaussures pour avoir plus d’adhérence. D’où je me tiens, j’en avise une sous le pont. Cette godasse me permet de reconstituer le drame.
La pauvre fille était pourchassée par deux vilains et la clocharde lui a sauvé la mise. Les deux gars ont continué leur chemin (de halage). Seulement la berge cesse à la pointe de l’île. Ils ont dû explorer soigneusement le coin, puis ils sont revenus sur leurs pas. Mme Kelloustik les a vus réapparaître. Alors elle s’est cachée entre le pied de l’arche et la culée de pierre. Son tort est d’avoir voulu se hisser le plus haut possible. Elle a eu du mal à se cramponner. Un de ses souliers est tombé, révélant sa présence. Ses tourmenteurs se sont fait la courte échelle et celui du haut n’a eu qu’à vider un chargeur presque à bout portant sur la malheureuse (ou sur la bienheureuse, dans l’hypothèse où le Seigneur l’aurait accueillie illico dans son paradis, sans lui imposer d’examen de passage).
— La lampe ! réclamé-je.
L’édentée me refile l’objet. Tu parles d’un gâchis, Prosper ! Ils te l’ont ravagée de première, la petite maman ! Huit pralines au moins sur une surface de quelques centimètres carrés ! La nuque n’existe plus. Le cou est déchiqueté et j’avise un énorme trou rouge sous l’aisselle gauche. Par acquit de conscience, je palpe la mère d’Antoine.
Gestes superflus. Le moteur est naze. Fort contrarié, je saute de mon perchoir, aux pieds de Berthy.
— Ils l’ont eue ? demande-t-elle.
— Recta. Ces gars-là étaient mieux équipés que la Villette nouvelle formule.
— Moi, tout ça me fait chier, déclare soudain la poivrote. Où qu’il faut aller se remiser la carcasse, bon Dieu, si on n’est plus tranquille sous les ponts ! Y m’ont rien pris, au moins, ces salopards !
Et la voici qui se met à inventorier ses misères.
— Dites voir, Mémère, je soupire en m’accroupissant auprès de son bivouac. Il va falloir me parler en détail des deux zèbres en question.
Elle fulmine.
— Je t’ai tout dit, blanc-bec, fous-moi la paix !
— Vous m’avez dit qu’ils étaient deux et qu’ils portaient des imperméables, si je ne possède que ces précisions-là pour les retrouver, ils seront morts de vieillesse avant. Allez, aboulez la description, sinon je vous flanque tout votre barda au sirop !
La carabosse prend Berthe à témoin.
— Il le ferait ! fait-elle. Vous pariez qu’il le ferait, gueux de flic comme il est !
— Non, moi ! riposte la Gravosse. Moi je vais le faire, car je le trouve trop coulant. S’il brusquerait un peu le mouvement, on gagnerait du temps. Tenez-moi le bébé que je mette cette vieille bourrique au trot attelé, San-Antonio !
— Pas la peine, elle va parler. Elle n’a pas envie d’avoir maille à partir avec la rousse, n’est-ce pas, chère madame ? Bon, vous disiez qu’ils étaient deux. Deux, comment ?
Mémère se convulse. Vous materiez sa frime... La princesse Margaret sur sa dernière photo couleurs ! Celle où on la voit faire semblant de sourire à Tony. J’exagère un peu ; ma clocharde, elle, ne ressemble pas à la reine Victoria ! Je me rappelle mon copain Marcel. Y a une quinzaine d’années, son tourment c’était de s’embourber la demoiselle Windsor. Il en rêvait la nuit. Le jour, il se perdait dans des langueurs. Chez lui, c’était tapissé de photos représentant Margaret à pied, à cheval, à la revue, en carrosse, en short et à Venise. Une vraie pâmoison, ça lui provoquait, cette princesse britiche. Il s’excitait pas sur la frangine, vu que c’est un farouche conservateur, Marcel et que du moment qu’une femme est reine, il la poursuit jamais de ses assiduités. Préférerait se cogner le pape (qu’est-ce qu’il risque : il est protestant !) plutôt que de commettre un crime de baise-majesté ! Mais la Margaret, ce qu’il a pu m’en rebattre les tympans ! La façon qu’il la fourrerait maison ! Des manières hussardes, il prévoyait. Des positions rarissimes, qu’ont encore jamais franchi le Channel (comme disait la pauvre Coco, qu’aurait tant voulu la loquer, justement, cette Margaret, histoire de faire une bonne action). Il lui ferait le coup du sonneur de trompe, plus celui de Mme Glinglin. Et d’autres vachetées de combines à vous en faire ruisseler le douerrière des douairières. Des trucs géants, parole ! Avec concours de fouet, de gants cloutés, de griffe de tigre. On l’aurait laissé opérer, Marcel, la loi sadique revenait en Angleterre.
Aussi sec !
Il était prêt à se faire naturaliser Rosbif, mon pote, pour parvenir à ses fins, et pourtant il est suisse, donc nationaliste !
Il se voyait titrer par la Cour. Comte of Catbray. L’ordre de la jarretelle et toutim. Le château de To Fornick à disposition. Les fringants équipages. Chasse à courre en Ecosse. Tayau au au ! Tayau au au ! Sautant de cheval pour culbuter sa princesse dans les taillis bourrés de cerfs. Lui trifouillant le blason avec fureur et respect. Des années qu’il m’en a causé.
Il espérait sincèrement. Imaginait un concours de circonstances heureuses qui lui permettraient de lâcher son charme sur la créature de rêve. Il échafaudait la rencontre incognito. Seuls dans un train. Lui et elle embusquée derrière des lunettes noires. Il la reconnaît. N’en laisse rien paraître. Et se met au boulot. L’air de la séduction. Le tunnel propice. La galoche fantôme ! Un beurre ! Et après, quand elle a les cannes Louis XV, les yeux fanés, le muscle en torche, lorsqu’elle est redevenue Hanovre-Saxe-Cobourg-Gotha, il chique les surpris, les abasourdis, les désespérés ! « Et quoi, Princesse, ce fut vousse que j’étreignisse ! Moi, humble vermifuge amoureux d’une damneuse étoile ! Que faire pour cacher ma honte ! Comment réparer l’outrage ! Ma vie ? Elle est à vous ! Mon vit ? Vous l’avez z’eu !
Ma fortune ? Une dérision que je glisse dans votre escarcelle à toutes fins utiles. Une seule solution : le mariage dites-vous ? Soit ! Je vous apporterai la Suisse en dot ! Je serai humble. Je m’assiérai au côté du chauffeur dans la Rolls. Je déboucherai les lavabos. Je vous préparerai des röstis. »
Tel que, il délirait, Marcel. Je jure. S’il en perdait pas le boire et le manger c’est parce qu’il a toujours eu le coup de fourchette du siècle.
Et puis l’autre jour, on buvait un pot dans un troquet. Un vieil hebdomadaire traînait à portée d’œil. Sur la couvrante, justement, l’objet de ses convoitises passées : Mrs Armstrong-Machin, bien dodue. Bourgeoise replète.
«T’as vu ? je lui demande, en désignant l’exemplaire de Jour de Match.
— Qui est-ce ? demande distraitement mon pote, Pauline Carton ou Mme Gold Amer ?
— Vise la légende ! »
Il lit et fait la moue. « Vachement toupie, mémère, hein ? me dit l’impudent.
— Je croyais que c’était tes amours ? » objecté-je. Le v’là qui me braque avec des lotos furax. « J’sais pas où tu es allé chercher ça, il ronchonne, mes amours, c’est la princesse Anne !» Comme quoi la roue tourne, faut bien chers frères ! Et de plus en plus vite. Au point que j’en perds le fil de mes conneries.
Pour vous revenir... La clochetouille, après bêcheries et simagrées, devant la gravité des événements, devient bon gré mal gré coopérative, c’est fatal. Toujours entre deux picrates, d’accord, mais exercée à fonctionner dans l’ivresse, pour donc ! Ce bras blanc embracelé de sang, là-haut, la rappelle à des réalités sinistres.
— Y z’étaient nu-tête. Y en avait un très blond, presque blanc, genre albinos. Les lumières d’en face éclairent bien là où que vous êtes. Il avait les yeux pâles, quasiment blancs idem. Et il causait pas français.
— Comment vous en êtes-vous rendu compte ?
— Il a baragouiné à son copain pour savoir ce que je disais.
— Dans quelle langue ?
— Alors là, tu deviens goulu, gamin. J‘sus pas interprétre à l’ONU !
— Et l’autre parlait bien français ?
— Comme toi z‘et moi !
— Il ressemblait à quoi ?
La vieille garcerie me file un regard pareil à deux filets de vinaigre sur un jaune d’œuf.
— J’te l’ai déjà dit : à un flic. Il était plus petit que l’autre, plus vieux. Brun, trapu. Il avait une moustache. Une grosse moustache av’c des reflets rouquins. J’insiste, mais elle n’a plus rien à casser de valable. On se perd dans la coupe des imperméables. Le temps presse.
Je balance un moment, puis je murmure :
— Vous ne quittez surtout pas votre domicile, la mère ! Des confrères à moi viendront enlever le cadavre et enregistrer vos déclarations, tout à l’heure.
— La chiasse, quoi ! grogne la cloche.
— Vous vous seriez installée sous le pont Alexandre III, personne ne vous aurait dérangée. Que voulez-vous, c’est ça le destin !
La poissarde hausse les épaules.
— Le Pont Alexandre III ! J’aime trop mon île Saint-Louis !
*
* *
— Passez-moi l’outil, Berthe ! je propose, il doit commencer à peser lourd, le petit bougre !
— Il est mignon, fait la grosse en me virgulant le dénommé Antoine. Alors le voilà orphelin, positivement ?
— Il semblerait.
— Qu’est-ce qu’il va devenir, ce pauvre trognon ?
— Un pensionnaire de l’Assistance Publique, ma chère amie, à moins qu’il n’ait quelque part entre France et Pologne une vieille grand-mère susceptible de le recueillir.
La Gravosse se met à chialer.
— Cette histoire est effrayante. Mais qu’est-ce qui se passe donc ?
— Des trucs pas ordinaires. Rarement vu un écheveau pareillement embrouillé.
— Qu’est-ce qu’on fiche ?
— Je vais vous mettre dans un taxi avec le môme et vous allez rentrer chez vous. Demain, quelqu’un ira récupérer le lardon.
La suggestion du chef n’a pas les faveurs de la Dondon dodue. Elle pousse un barrissement qui va réveiller certains pensionnaires du Cirque d’Hiver à quelque quinze cents mètres d’ici et, me devançant d’une formidable enjambée, se plante devant moi, les mains aux hanches.
— Est-ce que vous vous foutez de ma gueule, commissaire ?
— Quelle idée, Berthe !
— J’ai positivement dirigé c’t’enquête depuis le début ! aboie le Dragon, j’ai découvert le bouton dans la bouche du Polak ; j’ai découvert la photo du blazer chez les bijoutiers, j’ai découvert la tête coupée rue des Francs-Bourgeois, j’ai reçu le sang de la maman d’Antoine sur le portrait y a un instant t’encore et maintenant qu’on a accumoncelé des indices, vous venez me dire : « Rentrez chez vous pour pouponner, je me charge du reste ! » Non, sans blague ! De qui se fout-on ?
— Mais, ma bonne amie, on ne peut pas se baguenauder dans Paris à la recherche d’une équipe de tueurs avec un bébé ! A cette heure on ne trouverait personne à qui le confier, il est trois heures moins le quart !
La Sauvagesse me nettoie l’objection d’une main tranchante.
— Notre mouflard, dans sa combinaison, il ne peut pas choper froid et il a un sommeil de plomb, le salaud ! Ce sidi, étant donné qu’on enquête sur la mort de ses parents, il peut participer. Plus tard, quand on lui racontera, il sera content d’avoir fait son devoir. Alors moulez-moi avec vos taxis, compris ?
Mon silence ressemble tellement à un consentement que ça doit en être un.
— Bon, allons-y ! décide la cheftaine.
— Où ? demandé-je.
On déambule sur le quai, le long des immeubles vénérables. La lumière romantique d’un lampadaire me dévoile l’embarras de Berthe.
— C’est vrai, où qu’on va ? s’inquiète la chère personne.
Je souris.
— Rue des Francs-Bourgeois ! réponds-je.
— On retourne chez le môme ?
— Jusqu’à son immeuble seulement.
— Pour quoi faire ?
— Partant de là, nous chercherons dans le quartier un bistrot ouvert la nuit.
— Vous avez soif ?
— J’ai surtout soif de savoir, Berthe. Mme Kelloustik est allée téléphoner non loin de son domicile ; dans un endroit qu’elle devait connaître. Je veux retrouver cet endroit. Ses allées et venues, au cours de ces deux dernières heures, sont singulières. En pleine nuit, elle part avec son bébé pour appeler les bijoutiers de Saint-Franc-la-Père. Elle leur dit que « ça urge ». Puis elle retourne chez elle et couche son enfant qui s’endort. Après quoi elle repart... Où allait-elle, alors ? Une fois dehors, elle s’aperçoit qu’elle est suivie. Elle court. Elle va jusqu’à la Seine. Cherche refuge auprès d’une clocharde pouilleuse. Croyant le danger écarté, elle supplie la bonne femme d’aller récupérer son gosse.
Je marche de plus en plus vite en direction de ma bagnole.
— Savait-elle qu’il y avait une tête coupée dans son réfrigérateur ? demandé-je à la nuit.
La nuit reste silencieuse, mais c’est la voix de Berthe qui me répond.
— Naturellement qu’elle le savait, puisque les biberons s’y trouvaient aussi, dans le frigo !
— Supposons...
— Quoi donc ?
— Qu’on ait mis cette tête-là pendant qu’elle allait téléphoner. C’est au retour qu’elle la trouve. Elle s’affole et s’enfuit !
La Baleine dubitative de la hure.
— Si qu’elle se fusse affolée, elle aurait emmené son bébé cette fois z’encore ! Une femme qui s’enfuit n’abandonne pas sa progéniture...
Aurait-elle l’instinct maternel, l’Improductive ?
*
* *
Place des Vosges.
Merveilles ! Je me suis toujours demandé pourquoi Victor Hugo n’y habita que cinq ans.
Est-ce son amour de la gloire qui le poussa à aller mourir avenue... Victor-Hugo ?
Ah, que j’aime ces maisons de briques roses, ces arcades basses qui font la ronde et ce demi-silence de cour d’honneur. Le jour, on n’y entend que le ramage des mômes et des oiseaux. Mais la nuit, les siècles accumulés soupirent.
— En v’là un ! clame dame Berthine.
Effectivement, les lumières d’un café, non loin de la place, défoncent l’ombre croupie. Il faut descendre quelques marches. On pénètre dans du tiède, dans de l’accueillant. Des produits d’Auvergne sont accrochés au plafond. Ça sent le vin honnête, le pain bis, la sciure. Les tables brillent. Le bois rutile. Le bar ressemble à un buffet champêtre. Il y a même un tonnelet ventru sur le comptoir. Seul anachronisme : un juke-box pétaradant de lumières. Pour l’instant, il broie du raisonnable, un truc guitareux, qui sanglote dans la torpeur. Malgré l’heure tardive, y a du monde. Deux tablées de jeunes gens. Les garçons sont barbus et fument la pipe. Les filles montrent leurs cuisses encollées de saloperies de collants[26]. Tous discutent, l’air grave, de choses dont ils croient qu’elles le sont aussi. Un type indécis d’âge et de position sociale boit seul au rade. Une femme au visage marqué par l’alcoolisme rêvasse devant son verre vide.
Le patron est à la caisse, l’œil encloaqué de sommeil. Il est rond, chauve, sérieux. Sa cravate usée pend comme une queue de vache : son garçon, un grand blafard aux manches de chemise roulées haut, fourbit son percolateur à la peau de chamois. Avec son tablier bleu, il ressemble plus à un jardinier qu’à un louf.
Berthe s’installe dans une stalle avec Antoine dans les bras.
— En tout état de cause, je prendrais bien un sandwich rillettes et un grand blanc ! me dit-elle catégoriquement.
Je m’approche du rade pour transmettre sa commande. J’y ajoute la mienne, à savoir un double expresso. Le barman continue de frotter son alambic. La fermeture n’est plus loin. Il tient à être paré pour l’heure « H », Prosper. Ne veut pas louper une seconde de liberté.
De voir toute la sainte journée des mignards se lécher les muqueuses, à force, ça lui stimule la nervouze. Il a hâte de rentrer chez lui pour ruer un petit coup dans son brancard avant de s’endormir.
— Dites donc, amigo !
Il s’arrête de briquer sa machine chromée. Son regard sombre est fatigué. Il a du bleu au menton et sur les joues. La barbe de l’avant-aurore accentue sa maigreur.
— C’t à moi qu’vous causez ?
— Penchez-vous un brin par-dessus le bastingage, vous apercevez le bébé, là-bas ?
« Vous ne le reconnaissez pas ? »
— Comment ça, le reconnaître ?
— J’ai l’impression qu’il est déjà venu dans votre établissement, il y aura bientôt deux heures. Il était dans les bras d’une jeune femme blonde qui a dû demander la permission de téléphoner par le 11, exact ?
Vous avez déjà vu, vous autres qu’avez de la religion avec la manière de s’en servir, ces gravures pieuses représentant les deux petits bergers de La Salette s’exorbitant sur l’apparition de la très Sainte Vierge Marie en 1846 (si mes souvenirs sont justes) ? Cette ferveur éblouie, Madame ! Les petits enfants de La Salette, ce qui les pétrifiait, c’était pas l’apparition en elle-même, en ce temps-là, on était conditionné pour, non, c’était de voir une « dame » si propre, si bien mise, si radieuse, si irradieuse.
Mon loufiat, il donne dans la miraculade, lui itou. Je lui éclabousse la rétine ! Lui embrase lentement. Je le bouscule de sa société de consommation. Je dois sentir le « merveilleux » à cette heure tardive. Je le déviole de sa routine. En cet âge véreux, on dérange les gens en leur donnant envie de produits dont ils n’ont pas besoin. On les tarabuste, d’une publicité à l’autre. On les agresse. On les envoûte. Et moi, je viens demander un sandwich-rillettes, un verre de blanc, un double expresso à un homme dont l’ambition majeure est de pouvoir contempler sa pauvre gueule dans un percolateur, et puis, dans la foulée, je lui raconte des choses de sa vie professionnelle. Une dame est venue, ce soir avec un bébé, pour téléphoner en utilisant le 11... C’est un commencement de début de conte de fées.
Comme les bons contes font les bons amis, il se fendille d’un sourire.
— Ben oui, fait-il... C’est juste. Comment vous savez ça ?
Je n’appuie pas sur mon triomphe.
— Vous la reconnaissez ? demandé-je en montrant la photo trouvée dans le larfeuille de Vladimir.
— Oui.
— Elle a tubophoné à Saint-Franc-la-Père ?
— Oui.
— Vous l’aviez déjà vue ?
— Quelquefois, elle est du quartier.
— Personne d’autre que le bébé ne l’accompagnait ?
— Non.
Je vous ai signalé un buveur solitaire, au rade, pas vrai ? Si, si. Reprenez un peu plus haut, vous trouverez : un « type indécis d’âge et de position sociale », me suis-je complu à préciser.
Il avait probablement une manette qui traînait car le v’là qui s’approche de moi. Il porte un manteau trop ample. On lui en a fait cadeau ou bien il a beaucoup maigri.
Il a les cheveux gris, le teint pâle avec des marbrures bleutées sur les joues.
— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? me demande-t-il.
Bien que sa voix soit sans timbre, je sens qu’il va m’affranchir de quelque chose.
— J’essaie, ricané-je.
— Je vous reconnais, je faisais partie de la maison, moi aussi, jadis.
Il baisse le ton et jette, d’un air dégoûté, comme si l’énoncé de son nom constituait une atteinte à la paix ambiante du troquet :
— Paul Manigance !
Le blaze me rappelle vaguement une moche affaire interne. Un collègue de la brigade des jeux qui rançonnait certains clubs de la capitale. Y a longtemps : dix ans au moins...
Je regarde l’homme. Il fait songer à un curé défroqué. Il y a, chez les anciens poulets, ce quelque chose d’indélébile qu’on trouve chez les religieux en rupture de sacerdoce. Une manière de ne plus être comme tout le monde. Un embarras à terminer une vie initialement promise à un ordre ou à un état.
— Oh ! oui, je murmure en lui tendant la main.
Il hésite, surpris par la spontanéité de mon geste, cherchant à lire sur mon visage si je ne le regrette pas déjà. Puis il presse ma main. Ces dix années de bannissement ne l’ont pas arrangé, Manigance. Il est devenu veuf de la maison Pébroque. Mou et imbibé.
— Vous me permettez de jeter un œil à cette photo ? Je crois pouvoir vous être utile.
Je pousse l’image vers lui. Il regarde et opine.
— C’est bien elle.
— Vous la connaissez ?
— Tout à l’heure j’ai assisté à une scène curieuse. Cela remonte à une heure environ. Je venais boire un verre ici avant de monter me coucher : j’habite l’immeuble. Une fille m’a pratiquement bousculé. Au moment où elle coupait l’angle de la place, en diagonale, une voiture est arrivée à sa hauteur. Bagnole américaine immatriculée dans la Seine. Deux hommes se tenaient dans le véhicule en question. J’en ai distingué un seul... A cause de ses cheveux...
— Ils étaient blonds presque blancs ?
— Je vois que vous êtes sur la voie. En effet, on aurait dit un albinos. Ils ont ouvert la portière du côté de la femme. Le blond est à demi sorti. Mais la fille a rebroussé chemin et s’est sauvée en courant. Elle a disparu par la rue de Birague.
— Et les deux types ?
— Un instant j’ai cru que le blond allait la courser, mais peut-être à cause de ma présence, il s’est abstenu. Il a ri jaune, comme l’aurait fait un noctambule cherchant à lever une nana et ratant son coup. Puis ils sont repartis.
— Très intéressant, collègue, approuvé-je. C’est tout ce que vous pouvez me dire ?
— Hélas. Le numéro de l’auto m’a échappé. Un vieux réflexe : j’avais jeté un œil dessus. Mais trop tard, je n’ai pu lire que le 75.
Il sourit mélancoliquement.
— On se rouille avec le temps.
— Vous êtes dans quoi, maintenant ?
Il hausse les épaules.
— Dans la dèche. Bricoles et re-bricoles. J’aime mieux parler d’autre chose.
— Vous venez prendre un verre avec nous ?
— Si vous ne craignez pas de vous compromettre...
Je hausse les épaules. En plein complexe de culpabilité, lui aussi. Comme tant d’autres...
Le gars Antoine est réveillé, et le v’là qui rameute le bistrot. Les barbus révolutionnaires cessent de révolutionner, vu que le mougingue a pris le relais. Ils nous lancent des œillades irritées.
Berthe, en termes exquis, nous donne les raisons des protestations d’Antoine.
— Ce petit dégueulasse a ch... plein son froc ! annonce-t-elle. Faudrait le changer.
Elle va à l’abordage du taulier pour lui réclamer une serviette-éponge, mais l’autre rétorque que son troquet n’est pas une maternité, qu’il est pas le dirlo du « Belvédère » et qu’il faut être de la graine de pas grand-chose pour traîner un bébé dans un café à trois heures du matin. S’ensuit immédiatement de sévères fulminances de Berthy !
Pendant ce temps, le môme gigote dans ses langes abondamment souillés. L’ex-inspecteur-chef Manigance le maintient en gazouillant des « Bouzou. vizou maïoue » qui feraient chialer un anthropophage au régime.
— Donc elle revenait ici, murmuré-je.
Etait-ce pour donner un nouveau coup de fil ? A moins que...
— Un instant, fais-je en m’éloignant, vous surveillez le mouflet, collègue ?
Il aime que je l’appelle collègue, Manigance. Ça lui remouille la compresse. Le plonge dans les félicités englouties. Son regard s’anime en entendant ce mot béni.
Je gagne le sous-sol où voisinent gogues et cabine téléphonique. Je m’engouffre dans cette dernière, ou plutôt m’y insinue, car elle est pourvue d’une porte à deux battants montés sur va-et-vient qui vous oblige à y pénétrer en faisant plusieurs voyages. La lumière s’éclaire dès qu’on pèse sur le plancher de la guitoune. Me faut pas deux regards pour retapisser le porte-cartes en cuir vert coincé entre deux piles d’annuaires. C’est bath, l’intuition poulardière, non ? Illico il a renouché le topo, mon génial cervicot. Thérèse Kelloustik est revenue ici parce qu‘elle avait oublié son portefeuille.
Je me saisis de la pochette de box. C’est un article de bas art, comme on en trouve dans les bazars marocains. D’ailleurs c’est pas du maroquin. Des incrustations en fil de cuivre arabesquent sur le volet principal.
J’imagine la jeune femme affolée, avec le petit voyou dans les bras en train de faire drelin-drelin avec son hochet. Elle a plus songé au larfouillet. Seulement comment se fait-il qu’elle n’ait pas constaté son oubli au moment de payer la communication ?
A vérifier.
J’explore l’étui de cuir. Un billet de dix raides, trois pièces de cinq pions, de la mornifle fluette... Plus une carte d’identité à son nom : Thérèse Kelloustik, née Ramulaux : 30 ans.
Presque la fleur de l’âge.
Celle, en tout cas, de l’âge adulte.
Une lettre ! Pliée menue, souvent lue, patinée par une manipulation frénétique. Les caractères sont d’un bleu incertain. Devait être au bout de son réservoir, le Bic de l’expéditeur. Y a des manques, des pâleurs... L’écriture est hâtive, pointue, convulsée.
Vous souhaitez avoir connaissance du texte, je parie ? Comment dites-vous ? C’est compris dans le prix du bouquin ? Vous avez acheté toute l’histoire au forfait ? Vous qui le dites, mes drôles ! Qui vous vend ce polard ? Mon néditeur, non ? Mézigue je m’ai engagé à rien, après tout. Je batifole un peu dans ces pages, je reste libre. Un jour, pour vous le prouver, je m’interromprai en pleine action. P’t-être pour cause d’embolie ; mais p’t-être aussi par fantaisie pure. Au moment crucial, juste comme la vérité va vous être déballée, lumineuse et totale. Boing ! Qu’est-ce qu’il découvre, le lecteur chéri en tournant sa page d’un index haletant (comme dit Claudel) ? La photo de mes fesses. Bien cadrées. Avec le mot « Fin » qui sortira de l’anus, dans un ballon, comme sur les bandes dessinées. « Fin ! » Pareil à une flatulence. San-Antonio aura enfin signé son œuvre. Mis son paraphe solennel. Donné son bon à retirer de la vente. « Ffffffin ! » Le pet, c’est le soupir du romancier. Alors que le soupir, c’est le pet du poète.
Bon, v’là que je dérape. Vite : la bafouille pour faire diversion ! Rouscailleur, mais généreux, je vous la livre donc.
Que les mirauds chaussent leurs besicles car on va vous l’imprimer en italiques.
Ma chérie,
Je me doute de ce que tu dois éprouver. Mais tiens bon. Il faut coûte que coûte que je m’en sorte. Dès que ce sera réglé je te préviendrai. Si par hasard tu n‘avais pas de nouvelles à la date prévue, tu peux soit téléphoner chez qui tu sais (son téléphone personnel est dans le carnet noir) soit, au cas où il ne serait pas de retour, appeler chez Naidisse au 132-24 à Saint-Franc-la-Père. Avec ce dernier : prudence. Appelle dans la nuit pour plus de sûreté et sois brève.
Fais des caresses à notre Tony. Ah ! comme j’ai hâte de lui mordre les fesses. Ça le fait tellement rire, le petit ange !
Je t’aime.
Ton Vladimir qui te demande pardon pour tout.
Je me livre à une cascade de déductions en chaîne. Mécanisme mental sûr et rapide, du genre de celui qui, en quatre flashes, vous permet de conclure que le duc de Bordeaux ressemble à votre postérieur comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau.
Il se dit quoi donc, le valeureux San-A. dans sa guérite à déconner ? Que Vladimir Kelloustik jouait délibérément un gros coup afin de se sortir d’un merdier profond comme un tombeau. (Et il a perdu.) Qu’il était en cheville avec Naidisse fils, le crapulard. (Ça, je m’en gaffais chouïette.) Que c’est à Charles Naidisse et non au bijoutier que Thérèse était censée tubophoner. (Elle devait tout ignorer de cette famille.) Si Vladimir recommandait d’appeler le petit tricard de nuit, c’est parce qu’il savait que celui-ci irait se placarder chez ses vieux (chose qu’il a failli faire tout à l’heure). Enfin, et surtout, qu’il existe un certain « qui tu sais » que je veux connaître au plus tôt. Ce « qui tu sais » n’a pu affranchir Thérèse puisqu’elle s’est rabattue sur les Naidisse. Peut-être est-il absent ? Peut-être est-ce sa tronche qui réfrige dans le frigo des Kelloustik ? Mystère.
Provisoire j’espère.
Et vous aussi, vous l’espérez, mes tantes !
Une effervescence (de la super) me dégouline de l’étage au-dessus. J’empoche mes trouvailles et je regrimpe quatre à quatre et à un l’escalier (il ne comporte que neuf marches).
Nature-liche Mistress Berthaguche fait encore des siennes. Tous les révolutionnaires angoras la cernent et l’abreuvent de quolibets. On se croirait revenu à ce merveilleux mois de mai 68. Imaginez une bande de manifestants de l’époque cernant une pissotière où se serait réfugié un C.R.S. !
Faut dire qu’elle prête le flanc à la boutade, dame Béruche.
Le flanc et autre chose aussi, que j’ose dire.
Ses nichemards, les gars ! Ses mamelons d’Espagne ! Ses pastèques ! Ses outres ! Ses bonbonnes ! Ses citernes à ma zoute ! Ses boutanches de Butagaz ! Ses flotteurs de pédalo ! Ses extrémités de Bœing ! Sa société fermière ! Ses french Caen-Caen à la mode de tripes ! Sa raffinerie de Feyzin ! Ses ballons d’Alsace ! Son tournoi des cinq nations ! Ses bathyscaphes ! Ses hauts-reliefs ! Son temple d’Encore ! Ses minarets ! Ses énormités ! Ses vacheries !
Berthe torse nu, mes pauvres poules. Vous me lisez bien la prose ? Torse nu ! Lui subsiste que sa miculjupe, à la Baleine. Le reste s’étale, en chair et en noces, en graisse, en cellulite, en entier. Ça protubère, ça dilate partout, ça cascade, dévale, monumente. Une agression généralisée ! Une atteinte à l’épingle de sûreté de l’étal ! Une basculée de bidoche où moutonnent des vagues. Elle en jette, elle en perd. Y a des surplus effrayants ! Des déferlements impétueux. Devant ce flot on reste à distance. On évalue le sinistre en puissance. On imagine ses conséquences les plus funestes.
— Un mec qui serait pris là-dessous ! déclare un grand frisé, on pourrait jamais lui porter secours à temps. Faudrait trop de matériel. Des palans, des crics, de la main-d’œuvre. L’asphyxie serait trop rapide ! Et puis rien que le poids, déjà ! Il aurait les reins brisés !
— Ouais, renchérit un petit aux narines décapotées, le plan Or sec serait débordé une fois de plus. Messieurs, je dénonce l’incurie des Ponts et Chaussées qui n’a pas pris les mesures qui s’imposaient. Il fallait tendre des grillages. Placer des panneaux de signalisation. Y a-t-il seulement un poste de la Croix-Rouge dans le secteur ?
— Je les reconnais parfaitement, continue un moyen qui ressemble à un moyen, ils se situent dans la chaîne de l’Himalaya, à gauche de l’Everest quand vous sortez de la gare ! Je crois que c’est le Bhong et le Tchou ! Leur altitude exacte, je ne saurais vous la préciser, mais elle avoisine les sept mille mètres !
La Gravosse reste indifférente à ce flot d’éloquence. Elle est trop accaparée par sa noble besogne, laquelle consiste à langer l’enfant !
A le culotter, plus justement.
Et savez-vous comment elle opère, la digne femme, que trop avons critiquée et si trop souvent ?
Au moyen de son soutien-loloches, mes minets ! C’est pas de l’héroïsme, ça ? C’est pas de la puériculture poussée au sublime ? Elle a déchiqueté son monte-charge. Chacune des poches percées de deux trous à l’aide du couteau tartineur constitue désormais une ample culotte dans quoi Antoine se drape majestueusement. Il ressemble à un petit Iranien. Le futal cosmonaute, si vous entrevoyez ce que je sous-entends ? Avec un tel grimpant, tu peux accomplir la virée Terre-Mars et retour sans te préoccuper où sont les cagoinsses.
Il chiale plus, Tony.
La misère de sa condition, ce sera pour plus tard. Quand il pigera le topo. Pour l’instant il suçote un biscuit, s’en barbouille la frime, le racle de ses deux premières dents.
— Berthe, voyons ! sermonné-je.
Elle hausse les Cro-Magnon qui lui servent d’épaules.
— Et quoi donc ! A la guerre comme à la guerre ! rebuffe la harpie en charpie ! Si ce bougre de pingre de taulier aurait accepté de me donner un bout de misère de serviette-éponge, je n’eusse pointu recours à cet expéditeur, commissaire ! La nécessité rend ingénieur, comme disait M. Hippolyte, mon dernier patron.
Pris à partie, le propriétaire de l’estaminet proteste en termes hachés par la troublance. Il a moulé son tiroir-caisse pour venir assister à la séance. Il est aux first loges. Il pantèle de la rétine à loucher sur les rotondes à Berthe.
— Je croyais que c’était une plaisanterie, chère madame. Si je puis vous être utile...
— Trop tard ! coupe la Mahousse. Vous n’avez pas de soutien-gorge de rechange, non ? Alors, bon, dites plus rien. Les pompiers qui se pointent après le feu, j’en ai rien à branler.
— Attendez-moi là, je reviens, fais-je à la noble femme.
Je sors du troquet. La place est plus déserte que la conscience d’un huissier. D’une beauté irréfutable, comme dirait un critique d’art.
Pourtant j’entends un pas derrière moi. C’est l’ex-inspecteur Manigance.
— Monsieur le commissaire, bredouille-t-il, vous me permettez de vous accompagner ? Cette nuit me rappelle le bon temps... J’ai l’impression de...
Sa voix s’enraye. Il toussote. Il voudrait s’expliquer, renonce et marche à mon côté, le dos rond. Il a l’air vieux et lent.
Je lui mets la main sur l’épaule.
— Venez, collègue, venez. Je vais tout vous raconter et peut-être saurez-vous me conseiller ? Lorsqu’on voit les choses à plat et avec du recul, on est meilleur juge...
Il me presse le bras en signe de reconnaissance. Je veux pas le regarder, mais je vous parie qu’il chiale !